Les anciens grecs étaient loin de tous s'accorder sur la nature de Eros. Ce dieu n'a par exemple pas du tout le même rôle cosmique chez Homère...
Le Banquet de Platon, l'une des plus belles œuvres de la pensée grecque, raconte une fête au cours de laquelle les convives se proposent de faire tous, tour à tour, un hommage à Eros. On voit alors différentes visions des choses se confronter. Le dialogue retiens 6 discours, à la suite desquels Alcibiade, ivre, s'invite à la fête et déclare son amour à Socrate.
Voici un petit résumés des discours.
Le premier est donné par Phèdre, un jeune homme très beau et très intelligent qui cherche à briller devant ses aînés. Il défend le mythe de Hésiode : Eros est l'un des premiers dieux, presque tout est né grâce à lui, et puisqu'il nous fait rechercher la beauté, nous devons nous livrer corps et âmes à lui pour devenir meilleur.
Le second discours est donné par Pausanias, un homme plus âgé, que la vie a rendu plus prudent, et qui a en outre une très bonne connaissance des lois et des mœurs des différents peuples. Pausanias va s'opposer à Phèdre de la manière suivante : si l'amour (Eros) est bien la recherche de la beauté (Aphrodite), puisqu'il y a deux Aphrodites, il doit y avoir deux Eros.
Il faut distinguer l'Aphrodite céleste, né d'Ouranos et de la mer, et l'Aphrodite vulgaire, fille de Zeus et de Dioné, et à chacune des deux est attaché un Eros. Il y a donc un Eros céleste, noble, qui recherche la beauté de l'âme, et un Eros vulgaire, auquel on ne doit pas céder, qui ne nous fait rechercher que les joies du corps.
Je vous passe les troisième et quatrième discours, données par le savant et médecin Eryximaque et par l'auteur de comédie Aristophane, puisque ni l'un ni l'autre ne parle de Eros comme d'un dieu personnifié.
Le cinquième discours est donné par Agathon, un auteur de tragédie en l'honneur duquel la fête est donné. Il se propose, plus tôt que de raconter des histoires au sujet de Eros, d'en vanter sa nature et ses mérites. Il produit alors un très beau discours dans lequel il décrit Eros comme un dieu toujours jeune, parfait, beau, heureux, etc.
C'est ensuite au tour de Socrate de prendre la parole. Il commence par discuter avec Agathon en se livrant à son jeu des questions-réponses, et il met son ami dans l'embarras et lui faisant prendre conscience de la chose suivante : puisque l'amour est la recherche de la beauté, l'amour doit être privé de beauté, contrairement à ce qu'il avait dit dans son discours raffiné.
Socrate raconte ensuite un autre dialogue, qui a eu lieu quand il était plus jeune, entre lui et Diotime, une femme très belle et très instruite. Socrate y défendait alors, comme Agathon, que Eros était parfait, et c'est elle qui l'a amené à croire le contraire. Elle lui raconte alors un nouveau mythe sur la naissance de Eros.
A la naissance d'Aphrodite, les dieux donnèrent une fête au cours de laquelle Poros, dieu du passage, ivre, se laisse séduire par la mendiante mortelle Penia ("pauvreté"), et couche avec elle. C'est de cette union que naît Eros, qui est donc non pas un dieu mais un demi-dieu, un démon. Je préfère vous citer maintenant ce qui est dit de lui plutôt que de le résumer maladroitement :
Voilà d'abord comment, ayant été conçu le jour même de la naissance de Vénus, l'Amour devint son compagnon et son serviteur, outre que de sa nature il aime la beauté, et que Vénus est belle. Maintenant, comme fils de Poros et de Penia, voici quel fut son partage. D'un coté, il est toujours pauvre, et non pas délicat et beau comme la plupart des gens se l'imaginent, mais maigre, défait, sans chaussure, sans domicile, point d'autre lit que la terre, point de couverture, couchant à la belle étoile auprès des portes et dans les rues, enfin , en digne fils de sa mère, toujours misérable. D'un autre côté, suivant le naturel de son père, il est toujours à la piste de ce qui est beau et bon; il est mâle, entreprenant, robuste, chasseur habile, sans cesse combinant quelque artifice, jaloux de savoir et mettant tout en œuvre pour y parvenir, passant toute sa vie à philosopher, enchanteur, magicien, sophiste. Sa nature n'est ni d'un immortel, ni d'un mortel : mais tour à tour dans la même journée il est florissant, plein de vie, tant que tout abonde chez lui; puis il s'en va mourant, puis il revit encore, grâce à ce qu'il tient de son père. Tout ce qu'il acquiert lui échappe sans cesse : de sorte que l'Amour n'est jamais ni absolument opulent ni absolument misérable; de même qu'entre la sagesse et l'ignorance il reste sur la limite, et voici pourquoi: aucun dieu ne philosophe et ne songe à devenir sage, attendu qu'il l'est déjà; et en général quiconque est sage n'a pas besoin de philosopher. Autant en dirons-nous des ignorants : ils ne sauraient philosopher ni vouloir devenir sages : l'ignorance a précisément l'inconvénient de rendre contents d'eux-mêmes des gens qui ne sont cependant ni beaux, ni bons, ni sages; car enfin nul ne désire les choses dont il ne se croit point dépourvu.